Coordination : Olivier Compagnon (Professeur d’histoire contemporaine)
1- Enjeux théoriques et méthodologiques : matérialiser, opérationnaliser et conceptualiser les circulations internationales
Bien que la place centrale des Amériques dans le processus de mondialisation qui commence au tournant des XVe et XVIe siècles ait été abondamment étudiée par les historiens de l’époque moderne, et que le développement, au cours des deux dernières décennies, de nouveaux paradigmes historiographiques invitant à rompre avec le nationalisme ou le régionalisme méthodologiques (histoire croisée, histoire connectée, histoire transnationale, histoire globale,) ait permis de mieux intégrer l’Amérique latine et les Caraïbes à l’étude des mondes contemporains, la région demeure largement pensée comme une périphérie du monde dont l’étude relèverait d’une pratique des area studies repliée sur elle-même, finalement peu propice à alimenter des réflexions théoriques ou méthodologiques sur les sciences humaines et sociales.
À l’aune de ce constat et sur la base de travaux récemment initiés au sein du CREDA, cet axe entend déployer quatre enquêtes, empiriques et pluridisciplinaires, destinées à penser les mondes latino-américains et caribéens à partir de la multiplicité des circulations qui les caractérisent, depuis l’échelle régionale jusqu’à l’échelle globale en passant par les unités d’analyse tout aussi propices qu’offrent le cadre hémisphérique et l’espace transatlantique. Il s’agit de défendre des études aréales qui ne consistent pas seulement à sédimenter des savoirs spécifiques sur un espace donné, mais qui portent également l’ambition de dialoguer avec les sciences sociales dites « généralistes » et de contribuer à leur renouvellement. Sans conférer à l’Amérique latine et aux Caraïbes une centralité artificielle, les recherches et les échanges collectifs menés dans cet axe ont pour vocation de penser la fabrique de l’international (idées, normes, représentations, pratiques) depuis les Amériques en faisant varier la focale (cadre régional, panaméricain, transatlantique, transpacifique) de manière à proposer « une cartographie alternative » des « centres » et des « périphéries » (Hausweddel et Körner Tiedau), dans le sillage du renouveau historiographique (incarné par des auteurs comme Westad, Marchesi, Field, Pettina et Krepp), autour de la place et du rôle de l’Amérique latine et des Caraïbes pendant la Guerre froide.
Cet axe interrogera également les enjeux méthodologiques des recherches. La question de l’opérationnalisation de l’étude des circulations sera au centre de cette réflexion. L’attention se portera d’abord sur la matérialité de ces circulations : comment les tracer ? Comment identifier les intermédiaires et les passeurs ? Comment saisir les arènes d’interactions qui favorisent ou découragent au contraire les circulations ? Comment suivre la piste des financements ? Les modalités de réception et d’appropriation de ces circulations seront aussi étudiées à partir des contextes différenciés d’émission et de réception, dans lesquels ce qui circule est constamment interprété et réinterprété, donc transformé. Enfin, ce sera le caractère complexe et multidimensionnel des flux et des connexions qui sera analysé, en rupture avec une vision linéaire des circulations. Pour ce faire, l’approche diachronique et les questions de périodisation seront centrales pour identifier les différents régimes circulatoires à l’œuvre dans la période contemporaine.
2- Approches transversales : les processus régionaux au sein des dynamiques globales
a) La recomposition des droites contemporaines
Ce sous-axe intégrera les recherches en cours sur les recompositions des droites dans différents pays des Amériques, ainsi que sur les formes de circulation des idées conservatrices de façon transcontinentale et transnationale. Il s’intéressera notamment aux formes de « mouvementisation » des droites, autrement dit à l’appropriation par les droites de formes d’engagement, de mobilisation et d’expertise longtemps associées aux gauches (organisation en collectifs, manifestations de rue, actions directes de type sit-in, die-in). Il prendra également pour objet les connexions de plus en plus intenses entre partis, think tanks et intellectuels de droite dans les Amériques et au-delà. Les Amériques seront appréhendées non seulement comme un objet d’étude mais aussi comme un observatoire à partir duquel penser le monde contemporain, un laboratoire pour tester les évolutions disciplinaires et épistémologiques à l’œuvre dans les sciences humaines et sociales.
Dans cette perspective, cet axe s’intéressera à la production intellectuelle et partisane de droite aux États-Unis, au Brésil et dans le monde andin, ainsi qu’au rôle joué par les experts, intellectuels, personnels politiques et membres de think tanks dans la circulation de cette production sur l’ensemble du continent et dans l’espace transatlantique. L’étude des dynamiques contemporaines de connexions entre différents mouvements de droite, et des dimensions religieuses qui les animent, prendra également en compte les processus de construction de ces interconnexions sur la longue durée, à l’aide du travail d’historiens ayant été associés au laboratoire (comme E. Bohoslavsky, professeur invité en 2020 et S. Boisard, ancien collègue de la Sorbonne Nouvelle). Ces recherches s’appuieront sur des travaux en cours depuis 2020 (au sein du projet ANR Corrupt-AL, porté par Marie Laure Geoffray et Camille Goirand), de l’équipe du Dictionnaire politique de l’Amérique latine, actuellement en phase de rédaction, et d’un réseau de recherche issu du cycle de tables rondes sur les droites en perspective transnationale organisée en 2021 au CREDA.
b) De nouvelles formes de mobilité
Dans le sillage de la longue tradition d’analyse des migrations au sein du CREDA, on examinera les enjeux migratoires, centraux dans l’histoire et la dynamique des espaces américains et caribéens, à l’aune de leurs récentes évolutions. En effet, si certaines logiques migratoires demeurent relativement inchangées (flux Sud-Nord, frontière Mexique-États-Unis, politiques répressives), d’autres connaissent de profondes transformations, de plusieurs types. Tout d’abord, l’accroissement des flux migratoires internes au sous-continent se heurte à la difficulté de plus en plus forte à accéder au territoire étasunien, tandis que l’importance de la communauté latino aux États-Unis est devenue un facteur central dans les reconfigurations politiques de ce pays. Ensuite, les flux migratoires ne sont plus unidirectionnels : on observe des mobilités circulatoires entre différents espaces (des allers- retours, des installations successives dans différents lieux/pays). Enfin, de nouvelles logiques de déplacement émergent, avec par exemple la question des réfugiés climatiques, déplacés internes aux États ou entre États. C’est particulièrement le cas dans la Caraïbe insulaire.
L’Amérique latine est désormais réceptrice de flux migratoires depuis d’autres Sud, ainsi de l’arrivée continue, depuis les deux premières décennies du XXIe siècle, de migrants africains nourrissant les débats gouvernementaux, réinterrogeant les politiques migratoires, générant de nouveaux processus de contrôle et d’externalisation des frontières, tout en redéfinissant les frontières ethniques, les dynamiques de solidarité, les questions de racialisation et de racisme. Un numéro des Cahiers des Amériques latines (intitulé « Les migrations africaines contemporaines en Amérique latine ») paraitra en 2024, prolongeant et amplifiant les récentes collaborations avec les collègues de l’IMAF, également implanté sur le Campus Condorcet. Ce sous-axe s’intéressera à l’ensemble de ces nouvelles dynamiques qui montrent que l’Amérique latine est donc partie prenante de logiques de mobilités globales.
c) Les dynamiques transatlantiques des circulations culturelles
Identifié depuis l’époque moderne comme le laboratoire de la mondialisation culturelle, l’espace atlantique n’en a pas moins été longtemps pensé en termes de centres et de périphéries : les vieux centres coloniaux ibérique et britanniques dominant jusqu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, l’émergence de modèles culturels hégémoniques en provenance de l’Europe du Nord-Ouest érigée en matrice de toutes les modernités, l’américanisation du monde au XXe siècle. À rebours de ce cadre de pensée, cette enquête met en œuvre une histoire connectée de l’espace atlantique contemporain et des relations culturelles entre les Amériques, l’Europe et l’Afrique. Un accent particulier sera mis sur l’américanisation de l’espace atlantique entre la fin du XIXe et le début du XXIe siècle, ainsi que sur les circulations entre Amérique latine et Afrique dans le sillage du colloque Miroirs de l’autre rive organisé en décembre 2021 par le CREDA et l’Institut des Mondes africains.
Ce sous-axe s’appuiera notamment sur la plateforme numérique Transatlantic Cultures. Cultural Histories of the Atlantic World, 18th-21st Centuries (TRACS), portée au sein du laboratoire par Olivier Compagnon lancée en novembre 2021 à l’issue du projet de recherche collaborative internationale franco-brésilien (ANR/FAPESP) et dont le séminaire mensuel sera ouvert à tous les membres du CREDA. En portant une attention particulière à l’historicité des régimes circulatoires et aux nombreuses inflexions qui interviennent durant la période considérée (massification de l’imprimé tout au long du XIXe siècle, consolidation des cultures de masse au XXe siècle, globalisation des cultures médiatiques au tournant des XXe et XXIe siècles), TRACS permet d’examiner, à partir de l’espace de circulation séculaire que constitue le monde atlantique, une série de notions telles que « transferts culturels », « histoire connectée », « histoire transnationale » ou « aires culturelles ». Dans le prolongement de questionnements portés de longue date au sein du CREDA, la réflexion porte également sur les acteurs des échanges (migrants, exilés, intellectuels transnationaux, voyageurs, diplomates, experts), sur les vecteurs sociologiques de la médiation (livres, revues, pièces, films, chansons, blogs), sur le poids des industries culturelles (pôles de production, réseaux de distribution), sur les politiques publiques de la culture ou encore sur les lieux de la sociabilité culturelle transnationale (capitales culturelles, expositions internationales, congrès scientifiques, organisations internationales, festivals de cinéma, de musique ou de théâtre).
d) Gouverner, organiser et réguler le monde
Souvent reléguées à une position périphérique dans le jeu international ou perçues au prisme de l’hégémonie étatsunienne, l’Amérique latine et les Caraïbes peuvent cependant être considérées comme un carrefour de circulations participant pleinement de la construction et des évolutions de l’ordre mondial depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Par ailleurs, à rebours d’une vision selon laquelle cette région serait l’objet d’un « impérialisme imposé ‘par le haut’ » pratiqué par les organisations et ONG internationales ou de politiques hégémoniques de la part des grandes puissances, de plus en plus de travaux insistent sur l’agentivité des acteurs locaux et mettent en lumière des processus de co-construction en matière d’élaboration de principes, de normes et de pratiques, notamment en termes de politiques publiques. À différentes échelles (continentale, régionale, transnationale, transatlantique), l’Amérique latine et les Caraïbes sont parties prenantes voire initiatrices de projets d’organisation du monde, d’« utopies internationalistes séculières » (Mazower), que cela s’exprime sur le terrain du droit international, des relations culturelles (sciences, éducation, coopération intellectuelle, pratiques artistiques), des politiques environnementales ou des équilibres au sein des organisations internationales. Il s’agit donc d’analyser la contribution de l’Amérique latine et des Caraïbes à la fabrique d’une normativité internationale en mettant l’accent sur la formation, le fonctionnement, le déploiement et les reconfigurations de réseaux au sein lesquels sont élaborés des savoirs, des normes et des savoir-faire internationaux, voire se constituent des communautés épistémiques de partage de savoirs et expériences aboutissant à la création de dispositifs de régulation transnationale.
L’attention portée aux circulations et aux phénomènes transnationaux ne signifie pas l’abandon de l’État comme objet et cadre de la réflexion, mais plutôt une attention portée à sa construction, sa consolidation et ses transformations par le prisme circulatoire. Le projet ANR CORRUPT-AL est à cet égard un pôle structurant de l’axe dans la mesure où, à partir d’une analyse comparée des cas brésilien et mexicain, sont étudiés les processus de diffusion transnationale du cadrage de l’action publique autour de la lutte anti-corruption, d’appropriation des dispositifs dans les systèmes politiques nationaux, voire d’imposition des « bonnes pratiques » au nom de la démocratie. S’il sera principalement question de réseaux d’élite (diplomates, fonctionnaires internationaux, experts, universitaires, intellectuels, membres des administrations nationales, élus, journalistes, etc.), les organisations partisanes et de mouvement social ne seront pas absentes des réflexions menées car elles participent pleinement au decision making process et à l’élaboration d’images et d’imaginaires qu’il est nécessaire d’identifier et d’analyser pour saisir le poids des subjectivités collectives, des systèmes de représentations dans les relations internationales. Les discours des acteurs (individuels ou collectifs, institutionnels ou privés), leurs langages et répertoires d’action, les configurations institutionnelles constituent autant de prismes pour saisir les processus par lesquels, à partir d’intérêts divers, voire divergents, émerge un langage commun permettant de poursuivre des projets similaires, même s’ils ne sont pas identiques.
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