Accueil > Colonialités, altérités
Coordination : Alejandro Gomez (Maître de Conférences Histoire moderne et contemporaine)
Le terme de colonialité a été forgé par la « communauté d’argumentation » latinoaméricaine et latinoaméricaniste couramment associée à la notion de « tournant décolonial ». Plusieurs auteurs ont ainsi exploré la reproduction de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être bien après l’avènement des indépendances politiques des États latino-américains et souligné les liens étroits qu’entretiennent modernité et colonialité. Dans la diffusion et la formalisation de cette discussion en France, le CREDA a joué un rôle actif depuis le tournant des années 2000 et 2010 (voir par exemple le volume Autour de l’Atlantique noir. Une polyphonie de perspectives coordonné par C. Agudelo, C. Boidin et L. Sansone en 2009 ; ainsi que le dossier des Cahiers des Amériques latines sur « La philosophie de la libération et le tournant décolonial », coordonné par C. Boidin et F. Hurtado López en 2010. En accordant la colonialité au pluriel et en l’articulant à la notion d’altérités, l’objectif général de cet axe de recherche est de poursuivre cette réflexion autour de quelques grandes questions : jusqu’à quel point les différentes formes de modernité/colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être sont à la fois destructrices et productrices d’altérités ? Les altérités ne sont-elles que de purs produits des rapports de pouvoir ? N’est-ce pas alors les réduire à leurs dimensions subalternes ?
Il existe aujourd’hui un fort consensus dans la communauté académique pour critiquer l’androcentrisme et l’eurocentrisme de la production des connaissances anthropologiques et historiques. Chacun.e cherche à dépasser les oppositions dichotomiques simplistes telles que sujet/objet, nature/culture, tradition/modernité ou le « grand partage » entre sociétés traditionnelles ou archaïques, dites primitives, et les sociétés modernes, entre les sociétés avec et sans marché, avec et sans écriture, avec et sans État, avec et sans histoire, etc. Certains trouvent dans les sociétés non occidentales d’autres philosophies afin de dépasser ces dichotomies, en particulier l’opposition nature/culture. De manière parallèle, les dits modernes sont exotisés par les détours de l’anthropologie des sciences. « La » différence est alors souvent magnifiée, essentialisée et a-historicisée. D’autres, au contraire, cherchent des catégories d’analyse qui permettent de comparer toutes les sociétés entre elles, effaçant par là-même toute idée de différence substantielle. Il s’agit souvent, dans ces cas, de souligner la rationalité de ceux que la tradition anthropologique a posés comme différents. Pratiquant une forme de sociologie comparée, ces auteurs soulignent l’existence de diverses formes de capitalisme, de modernités, d’États, d’empires, d’écritures, d’échanges économiques, etc. Mais n’est-ce pas là, au fond, une nouvelle manière de réduire les différences à leur degré zéro ?
Ni anti-essentialisme ni essentialisme. Ni universalisme réducteur ni relativisme ontologique. Les chercheurs engagés dans cet axe cherchent par conséquent à décaler leur regard et leurs objets d’étude afin de prendre en compte les formes non hégémoniques de production de savoirs. Cet axe est pensé comme un lieu de réflexion sur la géopolitique du savoir ou pour le dire autrement sur le caractère situé de toute production académique. Il s’intéresse donc à la pluralité et à l’hétérogénéité des sociétés américaines, aux formes de colonialité et aux régimes d’altérité qui structurent ces différences, notamment du point de vue des populations altérisées comme les populations amérindiennes (C. Boidin, G. Duarte, C. Giudicelli, M. Orantin, N. Richard). En ce sens, cet axe portera une attention préférentielle à :
a) l’étude des dispositifs de savoir-pouvoir afin mettre au jour les asymétries qu’ils organisent et véhiculent, notamment en ce qui concerne les populations amérindiennes. Mais il s’agit aussi de mettre en évidence leur caractère segmentaire et hétérogène, en particulier dans les zones de frontière (C. Giudicelli) et les territoires les plus périphériques des Amériques (G. Duarte), et de comprendre les catégories effectivement utilisées par les populations affectées par les classifications élaborées au niveau national et international ;
b) à l’analyse comparée des différents « régimes d’altérité », c’est-à-dire aux formes historiques de production, codification, gestion et représentation des différences sociales et notamment des différences ethniques, au travers de différentes grilles (juridiques, muséales, scientifiques, vestimentaires, linguistiques, etc.) dont il conviendra à chaque fois de rendre compte simultanément dans leur dimension négative (en tant que dispositifs de contrôle social, de ségrégation et d’assujettissement de populations) et productive (en tant que champs de production de sens, d’agentivité et d’émergences historiques et culturelles) ;
c) à visibiliser, documenter et étudier les expressions culturelles, linguistiques, mémorielles et archivistiques alternatives. Ce travail vise à mener une analyse critique des téléologies nationales et de leurs régimes d’historicité, en proposant une décolonisation des récits historiographiques hégémoniques et une reconstruction des trajectoires historiques et culturelles singulières.
Ces éléments étant posés, l’axe Colonialités/Altérités revendique une démarche méthodologique qui se décompose en trois ambitions :
a) une ambition pluridisciplinaire qui s’appuie non seulement sur le dialogue ancien entre l’histoire et l’anthropologie sociale, mais revendique également les apports de la socio-linguistique (dans le prolongement du projet ANR LANGAS) ou des études culturelles et élaborera différents types corpus (oraux, écrits, photographiques, audiovisuels, etc.) ;
b) une ambition comparatiste qui se gardera des effets de découpage et d’échelle en travaillant à la fois sur la longue durée et sur l’espace-monde, à la fois sur les continuités qui se dégagent et sur les singularités et les émergences qui les interrompent ;
c) une ambition expérimentale et innovante, qui utilisera les nouvelles possibilités du numérique dans la production, l’écriture et l’appropriation sociale de la connaissance
Le fonctionnement de l’axe reposera sur un nouveau séminaire (créé dès l’année universitaire 2017-2018) dédié aux étudiants de master recherche en anthropologie et en histoire et intitulé SHACAL (Séminaire Histoire Anthropologie sur les Colonialités et les ALterités) ; sur des rencontres régulières de ses membres dans le cadre de journées d’étude de l’axe, ouvertes à des chercheurs n’appartenant pas au CREDA ; sur deux projets de recherche collectifs dont les problématiques relèvent pleinement d’une réflexion sur l’articulation entre colonialités et altérités, à savoir le projet ANR « Mécaniques amérindiennes » (2016-2020, sous la responsabilité de N. Richard) et le Laboratoire International Associé « Mines Atacama » (2015-2019, sous la responsabilité de N. Richard) ; sur la poursuite des synergies de recherche créées dans le cadre du projet ANR LANGAS ; sur un carnet de recherche hébergé sur Hypohèses (chacal.hypothèses.org) ; sur le renforcement de synergies avec des chercheurs français spécialistes de l’Amérique du Nord, membres d’autres laboratoires et avec lesquels des travaux ont déjà été réalisés en commun (voir notamment l’ouvrage co-coordonné par C. Giudicelli et G. Havard – membre du laboratoire Mondes Américains en 2013 : La Indianización. Cautivos, Renegados, « Hommes libres » y Misioneros en los confines americanos, siglos XVI-XIX), ; ainsi que sur l’approfondissement du dialogue noué avec de nombreux partenaires de recherche américains.
Références
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BAZIN Jean, BENSA Alban, DESCOMBES Vincent, Des clous dans la Joconde: l’anthropologie autrement. Toulouse, Anacharsis, 2008.
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