Coordination : Jean Foyer (Chargé de recherche CNRS en Anthropologie)
Le terme de colonialité a été forgé par la « communauté d’argumentation » latinoaméricaine et latinoaméricaniste couramment associée à la notion de « tournant décolonial ». Plusieurs auteurs ont ainsi exploré la reproduction de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être bien après l’avènement des indépendances politiques des États latino-américains et souligné les liens étroits qu’entretiennent modernité et colonialité. Dans la diffusion et la formalisation de cette discussion en France, le CREDA a joué un rôle actif depuis le tournant des années 2000 et 2010 (voir par exemple le volume Autour de l’Atlantique noir. Une polyphonie de perspectives coordonné par C. Agudelo, C. Boidin et L. Sansone en 2009 ; ainsi que le dossier des Cahiers des Amériques latines sur « La philosophie de la libération et le tournant décolonial », coordonné par C. Boidin et F. Hurtado López en 2010. En accordant la colonialité au pluriel et en l’articulant à la notion d’altérités, l’objectif général de cet axe de recherche est de poursuivre cette réflexion autour de quelques grandes questions : jusqu’à quel point les différentes formes de modernité/colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être sont à la fois destructrices et productrices d’altérités ? Les altérités ne sont-elles que de purs produits des rapports de pouvoir ? N’est-ce pas alors les réduire à leurs dimensions subalternes ?
1- Enjeux théoriques et méthodologiques : des questions coloniales aux approches ontologiques
Dans le cadre du projet quinquennal précédent, l’axe CHACAL a dialogué avec une proposition forte des études latino-américanistes, à savoir le « tournant décolonial », que depuis les années 2010 le CREDA participe à faire connaître et à discuter en France. L’axe se propose désormais d’ouvrir un front de discussion avec une autre ligne de recherches pour lesquelles l’Amérique latine est un laboratoire d’idées anthropologiques particulièrement novatrices, et qu’il est aujourd’hui commun de réunir sous l’appellation « tournant ontologique ». Les terrains latino-américains, notamment à travers l’anthropologie amazonienne, ont largement contribué à l’émergence de ce courant. Si les dialogues autour des notions d’animisme ou de perspectivisme pour rendre compte des relations à l’environnement des populations autochtones d’Amazonie ont été en effet fondamentaux dans l’émergence des débats sur l’ontologie, des auteurs (Leff, de la Cadena, Escobar, Blaser) ancrés dans
d’autres terrains (Amérique centrale, Caraïbes, Andes, Chaco) sont venus enrichir ces approches en y introduisant des questions issues de l’études des sciences ou de travaux sur la colonialité des savoirs. Le pari de cet axe est de focaliser l’attention sur l’un des questionnements majeurs, mais sans doute le moins explicité, du tournant ontologique : celui des différentes formes de matérialité, sans pour autant abandonner l’étude des formes de domination qui ont structuré, et structurent encore, les Amériques. Des machines aux esprits, en passant par les objets, les entités numériques plus ou moins virtuelles, les paroles, les gestes, les formes de vie végétales et animales, les images, les corps, les restes humains, les esclaves, ou encore l’énergie sous ses très différentes formes, la question des matérialités est présente sur les terrains américanistes sans être nécessairement abordée de front. Cet axe décide donc de (ré)interroger les terrains, les méthodes et les approches théoriques existantes à l’aune de ce questionnement.
Mais alors que nombre de travaux se revendiquant du tournant ontologique se limitent à une anthropologie des « peuples autochtones » (incarnant un imaginaire de société égalitaire et écologique), il s’agit de valoriser la réflexion produite par les enquêtes empiriques menées au sein du CREDA, et qui engagent des terrains aussi divers et variés que les villes, les économies paysannes, les flux migratoires ou le langage. Loin de se contenter d’étudier des documents de seconde main, l’apport des approches ethnographiques menées par les membres de l’axe sera de produire des documents et des bases de données originales, susceptibles d’ancrer la réflexion dans une anthropologie historique attentive aux relations sociales asymétriques et aux rapports de pouvoir qui ne cessent de structurer les territoires postcoloniaux. Pour le dire de façon plus imagée, il ne s’agira pas de disserter sur les relations philosophales entre l’humain et la forêt, mais d’aller voir qui habite et/ou travaille les forêts, si ces pratiques se font, par exemple, avec une tronçonneuse à la main, et dans ce cas comment la tronçonneuse et son utilisateur sont arrivés là.
Pluraliser la notion de matérialité permet ainsi de distinguer différentes formes et degrés de matérialités, d’intensité et de densité variables. Le monde virtuel est par exemple fondé sur une infrastructure technique qui a des effets très concrets sur le quotidien. Des entités comme l’énergie ou les esprits sont dotées de physicalités complexes dans les conceptions des interlocuteurs autochtones. Pluraliser les matérialités permet d’être attentif à la consistance des objets, à leur régime de visibilité, à leur fonctionnement concret et à leur degré d’agentivité, qui émergent dans des contextes d’énonciation, des temporalités et des espaces sociaux, afin de dépasser des
dichotomies entre le matériel et le symbolique, souvent peu opérantes sur le terrain. Il s’agira également d’aborder toute une série d’enjeux méthodologiques en sciences sociales, pour lesquelles la preuve matérielle (vestiges archéologiques, documents d’archive, enregistrements textuels, sonores, photographiques ou vidéos) constitue le critère même d’une vérité scientifique. À partir de ces traces sont inférées des faits sociaux et des processus mentaux (représentations, croyances, significations) invisibles à première vue, pour la connaissance desquels l’expérience sensible du monde peut aussi être mobilisée. Les matérialités des sources, des situations observées et des manières de formaliser les productions scientifiques représentent donc un véritable enjeu méthodologique.
Plusieurs entrées transversales, qui correspondent à des objets ou entités spécifiques, organiseront les réflexions de cet axe.
2- Entrées transversales : des objets aux matérialités à « géométrie variable »
a) Objets techniques : machines, instruments, numérique
L’attention se portera sur l’arrivée de nouveaux objets techniques sur les terrains d’enquête.
L’usage de machines, plus ou moins fonctionnelles, animées et « révolutionnaires » et de pratiques scientifiques potentiellement déroutantes, conduiront à réinterroger, à partir d’approches comme l’anthropologie des techniques où les Science and Technology Studies, les rapports aux savoirs et aux
techniques. Mécaniques autochtones, généralisation de la téléphonie mobile, analyses génétiques sont autant d’exemples de ces transformations. Ces objets techniques ne bouleversent pas seulement les objets et les contextes d’études, mais également les méthodes de recherche. Ainsi, la numérisation
d’archives et la prolifération de bases de données documentaires en ligne a changé les manières de travailler en histoire. De même, le lien permanent au terrain via certaines applications change le rapport au lointain.
La réflexion s’appuiera sur le projet ANR INTERRUPTIONS (suite du projet ANR « Mécaniques autochtones », dirigée par Nicolas Richard) qui porte sur les rapports à l’environnement des sociétés primo-mécanisées dans des territoires extractifs de l’Amérique du Sud (2022-2026). Ce projet met
l’accent sur la matérialité des véhicules motorisés et des machines liés aux activités minières mais, d’une certaine manière, « en creux », quand ces machines dysfonctionnent. Une thèse en cours sur la mécanique automobile cubaine abordera aussi de front ces questions des matérialités liées à la
mécanique. Une autre sur la cartographie communautaire au Panama porte sur l’impact d’outils numériques (GPS, SIG) ou robotiques (drones) sur les représentations des territoires autochtones. Le programme IRP ATACAMA-SHS, qui fait suite au programme Les systèmes miniers dans le désert
d’Atacama, travaille depuis 2019 au développent collaboratif de thésaurus adaptés (https://opentheso.huma-num.fr/opentheso/) pour les Andes et le Chaco. Il a engagé une collaboration avec le projet ANR LabInVirtuo, qui porte sur une ontologie (au sens informatique) spécialisée, permettant de traiter de « personnes-non humaines » (outil Ontome.net). Ces thésaurus et ces ontologies sont ouverts, alignés aux standards internationaux, afin d’être développés dans le cadre du projet de documentation numérique du laboratoire et dans le cadre du projet Capricorne.
D’un point de vue plus historique, le projet ConnecCaribbean (Mondes connectés : Les Caraïbes, à l’origine du monde moderne) coordonné par Alejandro Gómez, s’intéresse à l’histoire de cette zone fortement marquée par l’esclavagisme. Dans ce projet, les questions de matérialités donneront un éclairage particulier au rôle de l’infrastructure matérielle du commerce triangulaire dans l’émergence du capitalisme moderne, mais également à des questions comme la réification des corps humains.
b) Corporéités et conceptions de la personne
Les traitements réservés aux corps (prothèses, hormones, xénogreffes, cyborgs, monstres, restes humains) et leurs multiples implications en termes de conception de la personne seront ici interrogés. À partir d’approches diverses comme les études féministes ou les études sur la mort, il s’agit de comprendre des phénomènes de rupture biographique et biologique, mais aussi de rupture d’intelligibilité avec ce qui paraissait auparavant connu et maitrisé, qu’il s’agisse du rapport au temps, au territoire, à l’agriculture ou aux défunts ordinaires. Les questions portent aussi sur le langage du corps, les pathologies et les émotions qui l’affectent et offrent, dans le même temps, un moyen d’expression. Que l’on pense à l’incorporation du vécu de la violence ou aux conceptions vernaculaires de la grossesse et de l’accouchement, ces corporéités porteuses des traces du passé et en devenir seront plus particulièrement étudiées. Pathologie, émotions, économie de l’infortune et logiques du soin et de prise en charge collective des corps sont envisagés dans un ensemble de relations dans lesquelles interviennent différentes entités.
Dans le prolongement du projet de recherche Transfunéraire, qui porte sur les rituels de ré-enterrement collectif (coordonné par Dorothée Delacroix), il s’agira de penser la mobilité de la matérialité morte, de la fosse commune au laboratoire et jusqu’à la nouvelle sépulture, afin d’étudier la stabilité et la malléabilité du cadavre en tant que production sociale. Un projet ECOS-Nord avec le Pérou a également été déposé par des collègues franco-péruviens associant deux membres de l’axe (une titulaire et une doctorante). Il a pour objet d’analyser les processus de violence et de post-violence dans les Andes. La matérialité des corps victimes de violence (stérilisation forcée, usage des corps des soldats, corps meurtris par les tortures et répression létale des manifestant·es) est un prisme à travers lequel peuvent être analysés des phénomènes de ruptures et de continuités avec les pratiques à l’œuvre pendant le conflit armé (1980-2000) et jusqu’à la crise socio-politique actuelle.
c) Vivants autres qu’humains
De l’organisme terrestre Gaïa aux micro-organismes, en passant par les plantes, les champignons et les animaux, de nombreux travaux en histoire environnementale ou anthropologie de la nature montrent la difficulté à circonscrire la société aux seuls collectifs humains. Ces collectifs façonnent les autres vivants en même temps que ceux-ci les façonnent. Dans certaines représentations autochtones ou scientifiques, les autres vivants peuvent également former des collectifs complexes.
La sixième grande crise d’extinction de la biodiversité est concomitante de bouleversements actuels des représentations du vivant qui se complexifient. Sur ce thème, le projet AGTEAL (en cours de dépôt à l’ANR, coordonné par Jean Foyer) sur la circulation des agroécologies entre Europe et Amérique
Latine s’intéressera aux diverses formes d’écologisation des agricultures (agricultures bio, biodynamique, naturel, permaculture) et aux redéfinitions des rapports aux différentes entités vivantes (végétaux, animaux, micro-organismes). Des thèses sur les rapports différenciés aux plantes et aux savoirs entre ethnobotanistes et populations autochtones dans la Puna Argentine ou encore sur des traités de soins (notamment par les plantes) qui prennent en compte les perspectives autochtones durant la période coloniale dans la région du Chaco viendront également nourrir la réflexion.
d) Surnature et entités spirituelles
Cantonner les entités spirituelles (dieux, esprits, fantômes, âmes errantes, etc.) dans le domaine de la croyance, des représentations collectives ou du symbolique demeure l’approche dominante dans des sciences sociales. Certain.es autrices et auteurs vont pourtant jusqu’à suspendre leur jugement,
prendre au sérieux leurs interlocuteurs, voire se laisser affecter, face à des entités dont l’agentivité et la matérialité sont souvent reconnues par les populations enquêtées. L’attention aux objets et aux actions (approche par les rituels, par les énoncés linguistiques) ou la possibilité de pluraliser les modes de composition du monde rendent légitimes de nouvelles questions. Qui sont ces « radicalement autres » ? Comment peut-on les percevoir et les représenter ? Que font-ils et que font-ils faire aux humains, anthropologues compris ? Ces entités et leurs modes de présences variables, dont il est
particulièrement compliqué de rendre compte en sciences sociales, traversent les enquêtes mentionnées avec les machines animées, les morts par accidents ou issus des violences armées, les différents esprits des plantes, des animaux et des lieux (lagunes, grottes, montagnes, etc.). Les
frontières entre toutes ces entités qui peuplent les collectifs socio-techno(sur)naturels sont mobiles et il s’agit de réfléchir également à toutes les formes d’interactions entre elles.
Du point de vue disciplinaire, cet axe fera dialoguer différents courants de l’anthropologie et, au-delà de cette discipline, d’autres approches en sciences sociales qui contribuent à la réflexion sur les matérialités. L’histoire coloniale à travers sa description de l’infrastructure du colonialisme et ses modes de déshumanisation, l’histoire environnementale et sa relecture écologique de l’empreintes humaines, la sociologie des sciences et des techniques et son attention aux politiques internalisées dans les instruments et énoncés scientifiques ou encore la science politique qui font des croyances et ritualités religieuses (par exemple l’évangélisme au Brésil) le moteur de l’action politique, sont autant de courants qui seront mobilisés dans les enquêtes et les séminaires. Capucine Boidin déposera un projet ANR afin de comparer la traduction en guaraní et quechua des exempla, au sens d’histoires
édifiantes du catholicisme populaire peuplées d’animaux, de saints, de monstres et d’esprits aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cette enquête historique sera doublée d’une enquête ethnographique comparative sur les histoires édifiantes actuellement racontées dans des régions quechuaphones et guaranophones, afin de comprendre l’agentivité de ces entités sur le temps long tout en les historicisant.
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