INTERRUPTIONS interroge le rapport à l’environnement des sociétés primo-mécanisées dans des territoires sous contrainte extractiviste de l’Amérique du Sud, à travers l’étude des accidents, des pannes et des temps morts conçus comme fabriques de paysages, de technicités et de sociétés. L’avancée des fronts extractifs sur les territoires autochtones en Amérique du Sud a été généralement conçue comme un mouvement linéaire d’intégration et de normalisation de populations et d’écosystèmes jusqu’alors périphériques et hétérogènes. Or, le fonctionnement des industries extractives dans ces contextes distants et mal régulés est fréquemment interrompu par des aléas sociaux (blocage de routes,
grèves…), techniques (pannes, dysfonctionnements) ou environnementaux (inondations, séismes, feux…) à l’origine de nombreux temps-morts quotidiens. De même, ces territoires se caractérisent par une grande quantité d’accidents, frappante sur le terrain mais peu prise en compte par les administrations, ayant lieu dans des contextes informels et parmi des populations souvent primo-mécanisées (femmes, enfants, amérindiens).
Ces différentes formes d’interruptions sont à la base de détournements, de réparations ou de contournements dont on peut faire l’hypothèse qu’ils façonnent ces territoires autant que ne le font les politiques publiques ou les actions des acteurs dominants (entreprises, État…). Les paysages extractifs de l’Amérique du Sud sont ainsi jalonnés d’accidents et de monuments mortuaires le long des routes, leurs quotidiens sont ponctués de temps-morts et d’attentes et leurs paysages, marqués de cicatrices. Imparfaitement compris jusqu’à aujourd’hui, au seul prisme des politiques de sécurité routière et de prévention des accidents du travail, ces évènements peu connus seront étudiés par le projet INTERRUPTION en tant que fabriques d’espaces, de technicités et de mémoires: c’est à travers ses réparations qu’une machine se concrétise et se singularise en un territoire donné; c’est lorsqu’ils sont interrompus que les différents flux extractifs deviennent socialement et politiquement visibles et qu’ils s’inscrivent dans le paysage; c’est partant des accidents qu’on
raconte l’histoire d’une mine ou d’un voyage et c’est enfin à travers les temps-morts que d’autres quotidiennetés et identités s’infiltrent dans le travail standardisé des systèmes extractifs miniers, halieutiques, agricoles ou forestiers. En somme, ces interruptions constituent des marqueurs dans les mémoires, des moments denses de créativité technique et culturelle et des instances réflexives de mobilisation de savoir-faire et de techniques locales alternatives.
INTERRUPTIONS aborde deux espaces sud-américains sous contrainte extractiviste, les Andes méridionales et le Grand Chaco, et propose plusieurs ruptures vis-à-vis de l’état de l’art. Du point de vue de l’anthropologie des populations amérindiennes de l’Amérique du
Sud, INTERRUPTIONS mettra en lumière les processus en cours de motorisation de ces populations, ainsi que les formes de résistance et d’inventivité qu’ils supposent. Alors que l’anthropologie de la nature pense généralement ces mondes en absence de machines, INTERRUPTIONS montrera le rôle interstitiel et médiateur des machines, rendant problématique les oppositions courantes entre humains et non-humains, culture-nature, peuples indigènes et extractives industries, homme-femme, autochtones-allocthones. Du
point de vue de l’écologie politique, alors que les approches dominantes tendent à réifier des groupes sociaux monolithiques et s’intéressent prioritairement aux effets de l’action publique sur l’environnement et, symétriquement, aux “résistances” populaires face à ses effets socio-écologiques, INTERRUPTIONS se focalise sur les formes hybrides et interstitielles de créativité technique et sociale qui animent ces territoires. Les approches mainstream étudient l’accélération des connexions et des continuités sociotechniques des mondes autochtones comme celle d’un mouvement inéluctable d’homogénéisation :
INTERRUPTIONS interroge au contraire ces territoires depuis les déconnexions, les insularités et les dysfonctionnements qui les travaillent et les sous-tendent. L’accident est classiquement abordé par des administrations en charge de la prévention du risque et de la
sécurité routière, dans une perspective assurantielle de gestion statistique de l’accidentalité. INTERRUPTIONS place qualitativement l’accident au centre de l’expérience vitale des territoires extractifs et étudie des phénomènes généralement invisibles aux yeux des agences publiques. Enfin, du point de vue de l’anthropologie des techniques, INTERRUPTIONS permet d’interroger problématiquement les objets techniques au-delà de leurs affordances et systèmes habituels, dans des contextes techniquement indéterminés et culturellement hétérogènes.
INTERRUPTIONS est porté par trois grands laboratoires (CREDA, Mondes Américains, PRODIG) qui partagent une implantation commune au Campus Condorcet et réunit une équipe jeune, paritaire, multidisciplinaire et internationale, avec une longue expérience des
terrains sud-américains. Le projet envisage le recrutement de 3 post-docs et s’organise autour de 4 work-packages. Il contient une stratégie de gestion des risques et un dispositif de veille aux aspects éthiques et aux critères de genre. Outre l’impact scientifique attendu
de cette recherche inédite et avec un grand potentiel, les retombées attendues sont : I) sensibiliser les administrations et les acteurs locaux en rendant visibles les formes et les dangers du mécanique en dehors de la société du risque; II) la plateforme et musée virtuel INTERRUPTIONS Les territoires extractifs autrement comme outil et résultat du projet; III) les journées / dossiers « L’accident en dehors de la société du risque, que savent les administrations ? » ; « La vie des machines dans les mondes amérindiens »; « « Les répertoires politiques de l’interruption » et « La vie des temps-morts, l’agentivité sociale des interruptions ».