Coordination : David Dumoulin (MCF sociologie)
AXE HABITABILITÉS : SOCIÉTÉS EN TRANSITIONS ET SAVOIRS ÉMERGENTS
1- Enjeux théoriques et méthodologiques : des transitions écologiques américaines à l’étude des formes différenciées d’habitabilité de la planète
Le CREDA a été précurseur dans la recherche française en proposant, depuis plus de dix ans, une réflexion pluridisciplinaire sur les « transitions écologiques américaines». Dans la continuité de ces initiatives, la multiplication des enquêtes et des publications des membres du laboratoire sur cette thématique incite à élargir et recomposer cet axe vers l’étude des formes d’habitabilité de la Terre, leurs dimensions socio-écologiques et les injustices environnementales qui les accompagnent. Les
échanges autour de la grande diversité des thèmes de recherche développés ces dernières années au sein de l’axe (politiques hydriques, métropoles, contestations socio-environnementales, activités extractives, savoirs scientifiques, etc.) ont permis de formuler une question commune : qu’est-ce qu’habiter des lieux, des territoires ou des socio-écosystèmes menacés face à des protagonistes aux intérêts sinon contradictoires, du moins distincts ? La notion d’habitabilité articule dynamiques sociales et biophysiques, tout en développant une approche centrée sur les inégalités sociales face aux dégradations environnementales. Elle permet de s’interroger sur ce que vivre dans un monde endommagé signifie, en partant du constat que de nombreuses zones de la planète ne sont déjà plus vivables et constituent des « zones de sacrifice », altérées au profit du développement économique du reste de la société.
Les logiques d’enclaves recouvrent plusieurs types de phénomènes sur lesquels plusieurs membres de l’axe ont ouvert des enquêtes qui nourriront la réflexion des prochaines années. Il s’agit d’enclaves définies négativement, comme les enclaves minières (mines de charbon des États-Unis, où le terme de zones de sacrifice est né dans les années 1970, zones portuaires du Chili où sont stockés des produits chimiques liés aux activités extractives) ou encore les enclaves de monoculture agricole (bananeraies, palmiers à huile) dont les conséquences en termes de pollution aux intrants chimiques se répercutent sur la santé de la main d’œuvre et des populations environnantes. Il y a aussi des enclaves d’une tout autre nature : enclaves écologiques destinées à préserver certaines aires des dégradations liées aux activités humaines (parcs naturels, espaces de conservation marins) ; enclaves touristiques faites pour générer des profits à l’écart des sociétés environnantes ; enclaves
résidentielles, avec la diversification des formes de gated communities ; enclaves scientifiques, où des postes d’observation sont implantés dans des milieux extrêmes (forêts tropicales, banquises, etc.). Ces logiques d’enclave incitent à penser l’action publique comme une projection territoriale de moins en moins homogène et universelle, qui implique des choix de société souvent décisifs en matière d’écologie et d’écologisation des politiques publiques. L’axe développera ainsi quatre entrées
transversales, qui reprennent et élargissent les orientations antérieures sur les transitions écologiques américaines dans le questionnement sur l’habitabilité de la planète
2- Entrées transversales : les conditions d’habitabilité d’une planète endommagée
a) Les savoirs environnementaux au cœur des rapports de pouvoir
La production des savoirs scientifiques est centrale pour penser l’habitabilité, avec l’émergence de nouvelles connaissances appliquées aux transitions et la mobilisation de nouvelles technologies, dans un contexte où des « politiques de l’ignorance » tendent à masquer les enjeux de l’habitabilité d’une planète endommagée.
Les enquêtes issues des science studies permettent de mieux évaluer les possibilités d’articulation entre science et société, les relations avec l’État ou les entreprises, les conflits comme les modalités émergentes de coopération. Les intenses discussions latino-américaines sur la décolonisation des savoirs permettent de replacer les sciences au sein des dynamiques sociales, et de repenser les exclusions sociales comme épistémiques, que peuvent reproduire les scientifiques. Les études empiriques sur l’articulation, aux marges des territoires nationaux, entre aires protégées et stations scientifiques s’attacheront au rôle central de la production de savoirs globaux sur l’habilité de la terre ainsi qu’aux dimensions économiques et politiques de leurs ancrages locaux. Ces thématiques sont étudiées dans le projet ANR coordonné par David Dumoulin Kervran (SciOUTPOST, 2022-2025) sur les « avant-postes de la science ».
L’axe s’intéressera également aux différentes formes d’auto-formation et de valorisation des savoirs locaux, dans la continuité des revendications pour d’autres épistémologies et pour une décolonisation des savoirs. Il reprendra aussi les acquis de l’histoire environnementale, qui a été souvent discutée dans les séminaires, en liaison avec les autres axes développés par le CREDA. La production et de la co-production des savoirs font intervenir des groupes ou organisations généralement peu étudiés. Ce que l’historien de l’environnement Donald Worster a appelé la « cowboy ecology » dans l’Ouest étasunien montre ainsi les formes de co-construction de normes d’exploitation des terres et du bétail par les institutions locales et les ranchers. Cette enquête sera prolongée, dans le cadre d’un financement OHMI Pima County (Labex Drhiim), par une comparaison avec d’autres pratiques d’élevage en Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Uruguay, Bolivie). Cette perspective de travail entend combler un vide dans la connaissance d’une forme d’exploitation de la nature qui est l’une des plus consommatrices de ressources, et qui se trouve au cœur de nombre de débats actuels sur les styles de vie (manger de la viande).
b) L’écologisation des politiques environnementales et sanitaires
L’axe poursuivra l’exploration des mégalopoles et de leurs périphéries, en s’attachant aux transformations des politiques contemporaines : d’une part vers les green cities, les villes résilientes et la place de la nature en ville, d’autre part vers les mobilités durables. Des travaux de doctorant·es sur les tentatives d’écologisation des réseaux de transport à Mexico ou sur la marchandisation de l’immobilier à Cuba s’inscrivent dans cette réflexion. Le colloque tenu en 2019 sur Habiter les villes en Amériques Latines sera prolongé par d’autres événements, en liaison avec d’autres laboratoires. À un autre pôle, la gestion de l’eau, des terres polluées ou des forêts permettent d’illustrer la
transformation des pratiques sous l’influence de nouveaux paradigmes de l’action publique, souvent en provenance des arènes internationales, mais aussi de nouvelles instrumentations technologiques appropriées par différents groupes.
L’axe s’intéressera également aux revendications croissantes d’un grand nombre d’habitants de villes pour une politique plus ambitieuse en faveur de la « santé environnementale », au-delà de la seule « santé publique ». Dans le contexte du changement climatique, l’interaction entre agents infectieux, hôtes et environnement participent des émergences infectieuses. Cette prise en compte du champ de la « santé environnementale » (changement climatique, pollution de l’air, expositions à des
substances toxiques constituant le cadre de vie ou le cadre de travail de la population) s’intéresse à la qualité du logement, la proximité d’espaces verts (qualifiés également de civic infrastructures), la consommation alimentaire, sans oublier la santé mentale. Cette perspective sera développée dans le prolongement de journées d’étude organisées depuis 2019 sur le thème Inégalités écologiques, risque sanitaire et prévention, qui s’attachent à la spatialisation des inégalités sociales.
En lien avec l’étude des inégalités urbaines, les études sur l’eau seront prolongées par une enquête sur les conditions d’émergence d’une écologisation des politiques hydriques, à partir du cas de la gestion de la sécheresse dans l’Ouest étasunien et sur l’Altiplano andin. Cette thématique conduit à prêter attention aussi bien aux propriétés sociales des protagonistes de l’eau qu’aux configurations socio-écologiques dans lesquelles ils agissent. De même, l’étude amorcée sur le fleuve Magdalena, en Colombie, où l’eau connecte les différents espaces tout en étant largement absente des politiques de gestion, permettra d’aborder la transformation des espaces aquatiques comme espaces de vie pour les humains comme pour les non-humains. La réalisation d’infrastructures de barrages, justifiée notamment par des objectifs de décarbonation de l’énergie, a pour conséquence une modification des territoires de vie. Des thèses en cours sur les controverses territoriales ou sur les politiques de
conservation de la nature en Colombie contribueront à alimenter la réflexion collective.
c) Les infrastructures de la transition énergétique
La transition énergétique en Amérique latine révèle une tendance massive de transformation des systèmes énergétiques, qui engage les politiques des États et des entreprises comme les comportements des usagers. Les énergies dites renouvelables ne sont plus limitées à des solutions ponctuelles ou marginales, mais elles sont déployées à grande échelle dans de nouveaux territoires (parcs solaires au Chili et en Bolivie, plateformes éoliennes off shore au large du Brésil). Il s’agira d’interroger les prémices d’un renouveau des systèmes centralisés, avec à la clé de nouvelles organisations régionales, posant des questions d’ordre géopolitique et d’usage de nouveaux espaces, notamment océaniques, où sont déployés des objets techniques inédits. Les questions de transition exercent ainsi une pression sur les territoires habités, les ressources des sols (enjeux alimentaires, bio-carburants et installations de projets énergétiques) et sous-sols (extraction minière, pétrolière, usages des eaux souterraines), bouleversant ainsi les relations que les habitant·es entretiennent avec leur environnement.
L’axe s’interrogera aussi sur l’économie du développement appliquée, afin de de comprendre les politiques de lutte contre la pauvreté, leurs conséquences économiques et leurs impacts sur les contextes institutionnels dans lesquels elles s’inscrivent. La confrontation de différents paradigmes ou différentes disciplines (économie, sociologie, science politique) permettra de déterminer les effets potentiels des politiques étudiées, dans les domaines de l’économie de l’éducation, du marché du travail et des modes historiques de développement.
Les transformations des mondes ruraux des Amériques seront étudiées à l’aune de la question environnementale/territoriale et climatique. En outre, la dotation exceptionnelle de l’Amérique latine pour les nouvelles énergies, amène à envisager l’émergence de nouvelles activités industrielles, utilisant des énergies abondantes et décarbonées, dans des espaces déjà marginalisés et pollués. Sans remettre en cause les fondements du capitalisme, ces transformations en modifient les organisations
nationales spécifiques, notamment dans la façon dont sont mobilisées les ressources naturelles.
d) Les ancrages : entreprises, États, contestations
L’écologisation de l’action publique ne peut plus se penser en dehors des transformations des entreprises, des logiques productives et des projections territoriales. L’habitabilité de la terre pose alors la question de l’évolution de modes de développement basés sur l’extraction des ressources naturelles, ce qui suppose de mieux connaitre le rôle et les stratégies des entreprises. Les évolutions des normes nationales et internationales, comme celles qui découlent de l’entrée de plusieurs pays d’Amérique latine à l’OCDE, juridiquement contraignantes ou indicatives, émanant souvent des entreprises elles-mêmes, amènent à étudier les modes d’articulation entre entreprises et territoires, et à questionner des notions telles que l’acceptabilité ou la modernisation écologique. Les entreprises extractives ont en effet amorcé leur mue environnementale et climatique sur le plan discursif, en investissant dans des campagnes de communication visant à valoriser le « verdissement » de leurs activités. L’axe s’intéressera aux politiques de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE), qui développent des projets locaux ayant pour objectif l’adhésion des habitant·es des territoires dans lesquelles elles opèrent. Ces pratiques participent d’une production du consentement, qui peut allier politiques de développement local dans des contextes de mise en retrait de l’État, et répression des contestations.
La place de l’État sera ainsi interrogée à l’aune des évolutions des politiques latino-américaines récentes. La comparaison entre différentes formes d’extractivisme en Amérique latine et dans le monde permet d’aborder plus finement la persistance de ces modes de développement dans la région, de comprendre leurs ancrages historiques, les imaginaires sociaux qu’ils véhiculent, leurs recompositions contemporaines (taille des entreprises, relations avec les différents gouvernements) et leurs différentes insertions dans des territoires. Les propositions pour « sortir de l’extraction », les transformations des secteurs extractifs (autour des « mines durables », déjà étudiées dans le cas étasunien) ou les projets d’industrialisation nationale, méritent une attention particulière. Elles mettent en jeu le rôle régulateur des États dans la gestion des ressources naturelles et dans la mise en place d’alternatives au développement. Ainsi l’industrialisation des énergies alternatives en Bolivie sera-t-elle abordée à partir de deux facettes du boom minier des années 2010-2020, à partir d’un projet ANR déposé par l’IRD, auquel participeront plusieurs membres de l’axe (M. Allain, F. Poupeau, S. Velut) : un investissement public et privé sur les métaux nécessaires à la transition énergétique (lithium, terres rares) d’une part, et une prolifération de l’exploitation informelle (voire illégale) de métaux comme l’or par des entreprises familiales.
Enfin, l’axe prêtera attention aux formes de contestation émergentes. L’environnementalisme n’a pas, en Amérique latine, la même structuration que les mouvements climat en Europe par exemple. Il s’inscrit dans un contexte de faiblesse voire d’absence de relais partisans sur les questions environnementales dans le jeu politique. Il s’agira donc de prêter attention à la relation ambiguë des gauches latino-américaines aux questions environnementales, et aux tendances à la dispersion du militantisme écologiste, qui constituent autant d’obstacles à son insertion dans le champ politique.
Références
ALIMONDA Héctor (dir..), La Naturaleza Colonizada – Ecología Política y Minería en América Latina. 1ª ed. Buenos Aires, CLACSO/Ciccus, 2011.
BLANC Guillaume, DEMEULENAERE Élise, FEUERHAHN Wolf (dir.), Humanités environnementales, Enquêtes et contre-enquêtes, Publications de la Sorbonne, 2017.
BLAZER Mario, « Political Ontology », Cultural Studies, vol. 23, n°5-6, 2009, p. 873- 896.
BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.
CONCA, K., & DABELKO, G. D. (Eds.). (2014). Green planet blues: Critical perspectives on global environmental politics. Hachette UK.
DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
DINAR, S. (2011). Beyond resource wars: scarcity, environmental degradation, and international cooperation. MIT Press.
DURAND Leticia, FIGUEROA Fernanda, GUZMAN, Mauricio, La naturaleza en contexto. Hacia una ecología política mexicana, Mexico, CEIICH/ UNAM / CRIM / El Colegio de San Luis, 2012.
ESCOBAR Arturo, Territories of Difference. Place, Movements, Life, Redes, Durham, Duke University Press, 2008.
HOPKINS Rob, The Transition Handbook. From Oil Dependency to Local Resilience, Post Mills, Chelsea Green Publishing, 2008.
LE TOURNEAU François-Michel, Les Yanomami du Brésil, géographie d’un territoire amérindien, Paris, Belin, 2010, 480 p.
MAY, J. R., & DALY, E. (2014). Global environmental constitutionalism. Cambridge University Press.
POUPEAU Franck, « L’eau de la Pachamama. Commentaires sur l’idée d’indigénisation de la modernité », L’Homme, n° 198-199, 2011, p. 247-276.
SCOTT, J. C. (2008). Weapons of the weak: Everyday forms of peasant resistance. Yale university Press.