CORRUPT-AL: Lutter contre la corruption pour imposer les bonnes pratiques démocratiques en Amérique latine

DÉTAILS DU PROJET

ANR – CORRUPT-AL

Brésil/Mexique

Marie-Laure Geoffray (MCF en sciences politiques à l'IHEAL, membre de l'Institut Universitaire de France).

Hélène Combes (directrice de recherche CNRS, CERI-Sciences Po), Camille Goirand (professeuse de sciences politiques), Marie-Hélène Sa Vila Boas (chercheuse associée en science politique), Romain Busnel (post-doctorant)

Depuis le tournant des années 2000, de nombreuses organisations politiques et économiques nationales et internationales ont érigé les politiques de « lutte contre la corruption » au rang de priorité de leur action. C’est le cas du FMI, de l’OEA, de l’OCDE, de la Banque mondiale, de gouvernements nationaux et d’ONG telles que Transparency international (TI). Dans le champ politique latino-américain, des organisations partisanes et de mouvement social se sont saisies de cette question, à l’occasion de campagnes électorales et pour appuyer des procédures de destitution contre des adversaires politiques (Brésil 2016, Venezuela 2016 et 2018, Pérou 2017 et 2018) (Hochstetler 2006, Sa Vilas Boas, Goirand 2018). C’est particulièrement le cas à droite (M. Macri en Argentine en 2015, S. Piñeira au Chili en 2017, I. Duque en Colombie 2018), mais la victoire présidentielle du candidat de gauche A.M. Lopez Obrador au Mexique en juillet 2018, après avoir mobilisé cet enjeu, constitue un contre-point qui confirme la transversalité partisane de cette question.

Cette mise sur agenda de la lutte anti-corruption a mené à la définition de « bonnes pratiques » relatives à ces politiques en Amérique latine, avec l’adoption d’une Convention interaméricaine de lutte contre la corruption (IACAC) dès 1996, l’adoption de la stratégie Gouvernance et anticorruption (GAC) par la Banque mondiale en 1997, la publication d’un code de transparence des finances publiques par le FMI (adopté en 1998, révisé 2001 et 2007), l’adoption de la Convention des Nations Unies contre la corruption (UNCAC) en 2003, ou encore les conférences et formations données dans le cadre de l’Organisation des États américains (OEA). Ces « bonnes pratiques » désignent des instruments orientés vers l’« efficacité » de l’action publique (Hibou, 2012) et constituent un des critères de la « bonne gouvernance » ; elles sont matérialisées par des recommandations générales et des dispositifs concrets définissant les situations et normes de comportements considérées comme appropriées dans un secteur d’action publique donné (Klein et al 2015). Ces bonnes pratiques construisent un type de gouvernement qui s’éloigne d’un idéal démocratique défini en termes de justice sociale ou de souveraineté du peuple (Sartori 1973) pour donner la priorité à l’ingénierie du gouvernement représentatif (Manin 1994) et à la seule gestion « bonne » et « efficace » des institutions publiques. Ce sont des « technologies de gouvernement » posées comme condition de l’aide au développement et de l’assainissement du fonctionnement des systèmes électoraux (Halpern et al. 2014).

Si la thématique de la lutte contre la corruption a été largement étudiée, c’est moins le cas des processus de diffusion transnationale du cadrage de l’action publique autour de cet enjeu, d’appropriation des dispositifs dans les systèmes politiques nationaux, voire d’imposition des « bonnes pratiques » au nom de la démocratie. Ancien et généralisé, le recours au cadrage anti-corruption de l’action politique connaît des reconfigurations à la période actuelle. D’une part, il se consolide et trouve une légitimation en raison de son association à la « gouvernance démocratique ». D’autre part, s’il a été depuis longtemps mobilisé au sein des systèmes politiques nationaux pour appuyer des entreprises de conquête de pouvoir tant par les droites que par les gauches (Pereira 2010, Santos 2017), il favorise des redéfinitions des équilibres de pouvoir, au profit des groupes qui portent aujourd’hui l’anti-corruption, qu’il s’agisse des hautes magistratures, d’acteurs des sociétés civiles ou des candidats et gouvernements qui y cherchent un soutien populaire et militant. Aussi l’ensemble renforce-t-il un double processus de judiciarisation du politique (Roussel 2003) et de politisation des agents des systèmes de justice. Ce projet appréhendera ces processus à partir d’une étude des circulations du paradigme de la lutte anti-corruption et d’une comparaison des cas mexicain et brésilien. Ces cas ont été choisis car ils sont particulièrement saillants et convergents (loi sur la probité en politique de 2010 au Brésil, création du système national anti-corruption au Mexique en 2015, campagnes présidentielles de 2018 axées sur cet enjeu, scandales impliquant des élus) tout en présentant des divergences majeures que nous chercherons à expliquer. Au Brésil, la politique anti-corruption lancée depuis le milieu des années 2000 et renforcée au cours du second mandat présidentiel de Dilma Rousseff (2014-2016) a mené à la mise en examen de nombreux élus, à une médiatisation intense de cet enjeu ainsi qu’à une politisation de l’action des juges chargés des affaires concernant les milieux politiques. C’est beaucoup moins le cas au Mexique. Alors même que des élus ont été incriminés, que des instruments de lutte contre la corruption ont été mis en place et que des acteurs politiques mobilisent cet enjeu, l’action des juges, peu ou pas médiatisée et politisée, n’a pas sous-tendu jusqu’à présent les reconfigurations de pouvoir que l’on constate au Brésil. Nous explorerons les facteurs de variation suivants : modalités et intensité de l’insertion internationale des acteurs nationaux de l’anti-corruption (avocats, juges et hauts fonctionnaires, membres d’ONG et experts, militants de partis politiques), statuts et positions des acteurs mobilisés sur l’enjeu de l’anti-corruption dans les systèmes politiques nationaux, marge d’autonomie du pouvoir judiciaire vis-à-vis des autres pouvoirs, modalités d’intervention des professionnels du droit dans le débat politique, représentations différenciées des enjeux relatifs à la corruption et modalités de la construction de ce problème public dans ces deux pays, dimension partisane du rapport à la loi et reconfigurations actuelles du champ politique.

Ce sont ces nouvelles configurations de la lutte anti-corruption que nous étudierons dans ce projet, autour de trois grands objectifs articulés à des hypothèses de recherche :

Objectif 1 : Observer la diffusion des cadres et des pratiques de l’anti-corruption par des organisations internationales et des réseaux professionnels transnationaux

Hypothèse 1 : Les bonnes pratiques de l’anti-corruption sont généralement présentées comme des normes d’abord construites par des organisations internationales, puis appropriées aux niveaux national et local. Or, celles-ci sont en réalité élaborées en collaboration avec des ONG nationales et internationales ainsi qu’avec des agents des gouvernements (Katzarova 2019) et -c’est l’une de nos hypothèses- avec des agents des systèmes de justice nationaux. Cette construction n’est pas consensuelle et donne lieu à des débats que nous retracerons. Il s’agit de comprendre les processus de formation et d’appropriation régionale de ces normes dans un contexte très marqué par l’interventionnisme nord-américain sur la question, après l’adoption du Foreign Corrupt Practices Act en 1989, l’une des premières initiatives à l’échelle internationale. Nous interrogerons la force des normes édictées aux Etats-Unis sur la construction des règles et procédures défendues à l’OEA, ainsi qu’au Mexique et au Brésil. L’hypothèse est que la circulation ainsi que la plasticité des politiques de lutte contre la corruption, portées par des professionnels du droit issus des sociétés nationales, permettent des appropriations paradoxales, et parfois concurrentes, distantes de l’idéal d’approfondissement démocratique qui les justifie, en particulier dans les cas où elles fournissent des instruments pour délégitimer et parfois neutraliser des adversaires dans le cadre de conflits politiques (Balan 2011).

Objectif 2 : Analyser les usages politiques et institutionnels de la lutte anti-corruption 

Hypothèse 2 : La lutte anti-corruption, peut constituer une ressource dans le champ politique mais les processus de transfert des politiques de l’anti-corruption varient selon les caractéristiques des agents qui les portent, selon les systèmes de justice qui les traduisent, et selon leur inscription dans les jeux partisans. Si l’agenda de réforme néolibéral qui préside à la diffusion des politiques anti-corruption est relativement consensuel au-delà de la couleur politique des gouvernements, cette appropriation présente néanmoins des différences en fonction, d’une part, des rapports de forces partisans, d’autre part, des caractéristiques des champs juridiques propres à chaque système politique. Au Brésil, la rhétorique et les politiques anti-corruption s’inscrivent dans un tournant autoritaire et favorisent un rééquilibrage des jeux de pouvoirs au profit du pouvoir judiciaire et des droites partisanes. Au Mexique, des OIG, des ONG internationalisées, des partis et responsables politiques associent croisade morale, action politique et expertise. La promotion des droits humains et l’« internalisation » des bonnes pratiques servent alors la contestation du parti dominant, le PRI et de ses élus.

Objectif 3 : Identifier les propriétés sociales des professionnels du droit pour expliquer les modalités et les effets de leur investissement dans la lutte anti-corruption

Hypothèse 3 : Nous évaluerons dans quelle mesure l’appropriation des bonnes pratiques de l’anti-corruption par les professionnels du droit, au Brésil et au Mexique, appuie un renforcement des processus de domination par des élites multisectorielles et multipositionnées (juridiques, administratives, partisanes, expertes, universitaires) qui y trouvent des instruments de stabilisation de leurs positions sociales et politiques, de légitimation de l’exclusion des adversaires dans la compétition politique.

Ce projet observera l’ensemble de ces processus au regard de la question démocratique. L’enjeu est de saisir les transformations paradoxales qui traversent les démocraties latino-américaines : construction d’instruments multiples au service de la transparence et de l’anti-corruption, mobilisations concurrentes autour de l’État de droit et l’anti-corruption, renforcement paradoxal de pratiques autoritaires au nom de la « gouvernance démocratique ». La mise en valeur des variations de ces processus au Brésil et au Mexique permettra d’éclairer les enjeux démocratiques liés à l’imposition des bonnes pratiques.